CHAPITRE V

La progression était pénible. Tout d’abord le terrain était plus tourmenté que jamais. Le relief lunaire n’a jamais eu la réputation d’être aisément praticable, surtout dans les massifs montagneux. Mais, de surcroît, les séismes qui se manifestaient de temps à autre, si faibles fussent-ils, contribuaient beaucoup à augmenter l’aspect chaotique de la planète.

La petite colonie des rescapés du Sygnos, dix en tout finalement les autres ayant été portés morts ou disparus, vivait tant bien que mal dans ce qui restait des maisons gonflables. Mais il fallait s’accoutumer à un mode de vie très différent, sur le plan purement physique. En effet, la pesanteur, si éloignée de celle connue sur la planète patrie, posait toujours des problèmes physiologiques aux nouveaux Sélénites. Ce qui, par contre, contrebalançait cet ensemble d’inconvénients, c’était la présence de cette atmosphère insolite arrachée par la gravitation au globe terrestre lors de la collision. Certes, la couche gazeuse ne devait pas atteindre plusieurs kilomètres en hauteur comme sur la Terre, mais on estimait qu’il y avait un air respirable jusqu’à mille, deux mille mètres peut-être, ce qui était grandement suffisant.

Que se passait-il ailleurs ? Les radios étaient mortes, absolument muettes. Sans doute d’autres stations lunaires avaient-elles été également endommagées, sinon totalement détruites. On pouvait penser raisonnablement que le désastre sur Terre avait été total, puisque aucun astronef ne semblait se diriger vers la Lune. Mais, avaient pensé les amis de Molvida, peut-être les Terriens qui échappaient à la catastrophe tentaient-ils de rallier Mars, Vénus, les autres planètes où ils avaient réussi depuis des décennies à implanter leur colonisation. Quitte au besoin à aller demander de l’aide jusqu’aux mondes du Centaure.

On avait enterré les morts, autour du malheureux Américain qui avait été pour eux le dernier lien avec le monde d’origine. Mais si on parvenait à subsister, Molvida et ses compagnons n’envisageaient pas de s’en tenir là. Avant tout, il importait de réussir à joindre l’épave du Sygnos.

On trouverait encore à bord de nombreux éléments utilitaires et surtout, il y avait l’oradium.

Dans l’immédiat, servirait-il réellement ? C’était de toute façon une prodigieuse source d’énergie ; encore que les physiciens qui avaient eu l’occasion d’en étudier le mystérieux contexte atomique sans l’expliquer totalement estimaient-ils que ses radiations pouvaient présenter de graves dangers pour les organismes qui resteraient avec lui en contact prolongé.

Cyrille, Mourad et les autres songeaient toutefois qu’à bord il existait encore deux cosmocanots, mini astronefs susceptibles, sinon de les conduire aux étoiles lointaines, du moins de les emmener en voyage circumlunaire tout d’abord, et par la suite, soit vers la Terre qu’ils ne pouvaient oublier, soit vers les autres planètes solariennes où la vie devait se poursuivre.

Dans quel état se trouveraient-ils après l’écrasement de l’épave, c’était une autre question. Peut-être en récupérerait-on un seul, mais ce serait suffisant pour emmener quatre ou cinq d’entre eux. D’autre part, l’oradium, on le savait, était habilité à servir de potentiel énergétique en cas de carence de carburant, ce qui risquait d’être le cas.

Aussi, après quelques tours-cadran qui leur avaient servi à récupérer et à réaliser un semblant d’installation, les colons lunaires avaient monté une petite expédition dans le but d’atteindre l’épave.

Eu égard à sa position dans ce massif élevé, on ne se dissimulait pas que l’entreprise n’était pas dénuée de difficultés. Mais ainsi qu’on l’avait supposé dans les ruines de la station, on avait retrouvé plusieurs sustentateurs individuels encore en état de fonctionnement. Ainsi muni, un homme devenait oiseau et c’était l’idéal pour aller à la reconquête du Sygnos.

Mourad, Lynn, Fathia et deux cosmatelots restaient à la base. Molvida, Titus, Koonti, Cyrille Wagner et X’yl, un métis de Terrienne et de Pégasien, s’étaient mis en campagne.

À plusieurs reprises, étant donné les ravins à franchir, les gouffres à éviter, l’escalade de pentes abruptes, ils avaient utilisé leurs systèmes d’hommes-volants. Puis ils repartaient à pied, se dirigeant tant bien que mal vers le piton maintenant en partie effondré où s’encastrait ce qui restait de l’astronef.

Malgré tout, on ne respirait pas aussi librement que sur Terre ou sur les grandes planètes philohumaines. C’était mieux que le vide terrifiant connu par les premiers cosmonautes, mais insuffisant pour une évolution sans contrainte.

Ils demeuraient sombres. Il leur semblait qu’une grande main toute-puissante s’était abattue sur eux, comme sur toute l’humanité. Et ils ne pouvaient oublier, non seulement leurs camarades qui avaient péri dans le naufrage, mais aussi tous ceux et celles qu’ils avaient connus, aimés, et qui sans doute n’étaient plus que des cadavres sur la planète patrie ravagée.

Pourtant, tous gardaient assez d’énergie pour vouloir survivre et, quoi qu’il puisse advenir, ne pas finir leur jour dans cette station morne et ruinée.

X’yl, qui était un spécialiste de la montagne étant né sur un monde particulièrement heurté dans son relief, s’était chargé d’ouvrir la marche et les autres ne pouvaient que se réjouir de son sens de l’orientation dans un pareil dédale.

Le premier, il repéra l’épave, que les détours de la progression avaient fait perdre de vue aux aventuriers. Et le premier il constata tout haut :

— Pas commode à atteindre !… Le piton est abrupt, et entouré de ravins.

On voyait en effet ce qui restait de la carène du vaisseau spatial, en grande partie enfoncé dans la masse même du mont parmi un incroyable amas de roches déchiquetées. Seulement il avait rapidement résumé la situation : cela se dressait comme une aiguille géante dont on eût brisé l’extrémité, se détachant nettement du massif proprement dit.

Si bien que, entourant leur guide, Molvida, Titus, Cyrille et Koonti purent constater que, pratiquement, leur but échappait à toute ascension classique.

Il n’y avait donc qu’une solution possible : la voie des airs, ce qui eût été du domaine de l’utopie sans les sustentateurs individuels.

À la base où ils s’étaient sommairement installés, comme au cours de la présente randonnée, les naufragés du Sygnos vivaient sous un ciel rougeâtre en permanence. Cela correspondait à ce qu’il avait été convenu d’appeler la journée lunaire, interminable jour succédant à une nuit tout aussi démesurée, selon la rotation à sens unique du satellite de la Terre. Et maintenant ce « jour » ressemblait étrangement à une nuit, une nuit sans précédent, une nuit de sang où régnait un astre inquiétant, ce soleil qui avait éclaté sur lui-même, qui paraissait avoir modifié son volume à la suite de ce que l’Américain expirant avait désigné selon les suprêmes observations parvenues des stations au bord de l’abîme, soit une nova avortée.

Avortement qui avait cependant ébranlé terriblement tout le système solaire et en tout cas provoqué sur la troisième planète des désastres jusque-là ignorés.

La Lune, curieusement, bénéficiait de cet état de choses. La collision avec sa planète multimillénaire-ment tutélaire l’avait gratifiée d’une partie de l’atmosphère habituelle de sa partenaire forcée, tout en occasionnant inévitablement de solides remous en un corps céleste réputé pour sa stagnation éternelle.

Ceux du Sygnos, malgré tout, se refusaient à croire qu’ils étaient désormais les seuls humains sélénites. D’autres bases pouvaient avoir résisté et si Titus, en dépit de sa grande dextérité à manier les appareils de sidérotélécommunications, n’avait rien pu obtenir des postes demeurant dans la cité gonflable (et comme le disait Cyrille avec un humour désabusé : dégonflée) cela ne prouvait pas que toute vie n’existait plus. Après tout, depuis l’accident du météore qui avait endommagé l’astronef entre le Centaure et le système solaire patrie, on n’avait guère pu percevoir d’émissions. Quelques messages très parasités, ce qui n’avait rien de tellement surprenant en un tel vacarme cosmique. Des vivants, il devait y en avoir, il en existait, les dix voulaient le croire et s’accrochaient à cet espoir.

Il fallait donc accepter, et ce jusqu’à la nuit lunaire proprement dite cette autre nuit, nuit solaire, nuit rouge, qui provoquait en eux une sorte de névrose contre laquelle hommes et femmes luttaient, surtout en conservant des rapports humains aussi étroits que possible, en évitant l’isolement, en échangeant des idées au maximum, en tentant de faire appel à l’esprit, à la plaisanterie au besoin encore que le cœur n’y fût guère. Mais il fallait résister et on résistait.

Cyrille Wagner pensait à tout cela, en évaluant du regard, en compagnie du commandant Molvida, de X’yl et de Koonti les possibilités d’accès à l’épave si bizarrement enfoncée dans la masse du piton rocheux.

Quant à Titus, lui, le plus habile, le plus expert en vol autonome, il effectuait déjà une reconnaissance aérienne. On l’avait vu quitter le sol, survoler le ravin qui les séparait du mont proprement dit, et leur faire savoir par sa radio de scaphandre qu’il serait bon de porter un casque en prenant de l’altitude car l’atmosphère lunaire, si efficace qu’elle fût pour changer du tout au tout les possibilités de vie sur ce globe stérile, n’était cependant que très mesurée et se diluait de façon très nette à l’altitude qu’il atteignait en prenant son vol.

Pour l’instant, il planait gracieusement et Cyrille qui le suivait du regard admirait sa technique. Titus avait suivi des cours spéciaux et c’était lui qui, à plusieurs reprises au cours de la randonnée interstellaire, avait guidé ses compagnons aux escales, lorsqu’il s’était agi justement d’effectuer des sorties aériennes autonomes.

L’appareil sustentateur, fixé aux épaules du sujet tel un sac de campagne, utilisait l’anti-gravité. Aussi les novices qui se lançaient dans ce genre de sport commettaient-ils immanquablement de nombreuses maladresses. Perdant l’équilibre à coup sûr, ils devaient longuement lutter pour se réadapter à ce style de locomotion. On les voyait exécuter bien malgré eux de cocasses cabrioles ou se retrouver sur le dos, agitant leurs membres tel un hanneton renversé.

Titus, lui, expert en la matière, avait dépassé ce stade depuis longtemps.

Cyrille et les autres ne le quittaient pas des yeux. Il survolait pratiquement le mont blessé où s’enfonçait la carène cabossée de leur pauvre astronef. Et la silhouette du cosmonaute glissait sur ce fond de ciel froid où, toujours irradié de la rutilante lumière du soleil de sang, montait maintenant selon les caprices de la mécanique céleste un disque immense qui paraissait vouloir occulter tout l’horizon.

C’était la Terre, tout simplement. La planète patrie considérablement rapprochée de la Lune apparaissait aux yeux des colons lunaires montrant très nettement le relief et le contour des continents. Mais la mappemonde offrait à leurs yeux des aspects inconnus. Il était hors de doute que le cataclysme avait bouleversé la carte géante qui se déroulait devant eux. C’était une autre planète, un autre monde.

Sous les reflets de l’astre rouge, ils pouvaient contempler avec tristesse le tombeau de tant d’êtres chers…

Ils furent cependant distraits d’une telle mélancolie par un appel de Titus.

On l’avait vu, en vol, ajuster son casque-masque qu’il ne quittait pas et il utilisait maintenant le micro pour leur parler, d’autant qu’il était très haut et qu’à cette altitude, l’atmosphère ténue ne devait plus permettre la transmission des sons.

— Qu’est-ce qu’il nous raconte ?

— Il voit quelqu’un sur l’épave !

— Un survivant !

— Deux ou trois, dit-il.

Ils avaient le cœur battant. Peut-être certains cosmatelots avaient-ils pu échapper à l’écrasement. C’était assez surprenant, l’impact avec la montagne ayant été terrible. Mais tout demeurait possible.

— Quelqu’un des nôtres…

Molvida se mordit les lèvres et dans son micro, interpella l’homme-volant :

— Titus ! Prends garde !

— Mais je ne risque rien !

— Je te dis de faire attention ! Et reviens ! Rejoins-nous !

— Mais…

— C’est un ordre !

Cyrille, Koonti et X’yl regardaient curieusement le commandant du Sygnos qui maintenant fronçait le sourcil, brusquement inquiet.

— Que pensez-vous… ? demanda Koonti.

Molvida n’eut pas le temps de répondre. Une exclamation jaillissait des gorges de Cyrille et du métis pégasien.

De l’endroit où la carène métallique apparaissait fichée dans le roc, un fil lumineux venait de se manifester, striant l’air baigné d’écarlate de sa fulgurance couleur d’émeraude.

— Un jet de revolaser !

— On a tiré sur Titus !

Mais le cosmatelot, planant avec adresse, échappait au tir et piquait droit sur une sorte de corniche rocheuse où l’attendaient le commandant Molvida et ses trois compagnons.

Titus posa le pied, ôta son casque, souffla :

— Eh bien… Un peu plus !

— On a tiré sur toi !… Il y a des types !… Mais qui ?… As-tu vu ?

Les questions arrivaient en rafale. Il les apaisa d’un geste.

— Je crois que j’ai reconnu… Osk !

— Hein ?

— Oui. Et il n’est pas seul ! J’ai mal vu, mais il y a un ou deux autres gars près de la carène !

Un moment, ils demeurèrent silencieux.

Osk ! Le complice de cette brute de Wallbar et du sinistre Flaw !

— Ce sont eux ! murmura Molvida. Ils sont là ! Je ne sais comment, ils ont réussi à atterrir près du Sygnos !

— Mais que veulent-ils ? demanda Koonti. L’oradium ?

— N’en doutez pas, Koonti !

Le sourcier haussa les épaules.

— Pour l’instant, je ne vois pas trop ce qu’ils pourraient en tirer !

— Moi non plus ! Mais Flaw, lui, sait certainement à quoi s’en tenir !

Molvida se tut un instant. Cyrille demanda :

— Que comptez-vous faire ?

— De toute façon, je me dois de joindre l’épave de mon navire. D’autre part, je suis responsable de cette cargaison exceptionnelle. Et je rechercherai, sur la Lune ou ailleurs, les derniers représentants des pouvoirs terrestres pour leur rendre des comptes ! Mais pour cela, il faut, vous entendez, IL FAUT réduire ces misérables ! Et reconquérir l’oradium, bien trop dangereux entre leurs mains !

— Ne serait-ce que pour eux, fit remarquer X’yl. Car les radiations d’un tel caillou leur font courir de sérieux risques !

Molvida acquiesça. Ils étaient toujours sur la corniche. Soudain, Cyrille hurla, les bousculant avec violence :

— Couchez-vous ! Couchez-vous !

Ils obtempérèrent, presque sans comprendre. Au-dessus d’eux, des jets esmeraldins entamaient la roche et une pluie de pierres tomba sur eux.

— Les salauds !

— Ils cherchent à nous avoir !

— On regagne la base ! Là, nous aviserons ! Vous voyez, maintenant, entre eux et nous, c’est la guerre !

Un instant après, tous, munis de sustentateurs, se lançaient dans le vide à la suite de Titus qui menait la manœuvre. Planant avec plus ou moins d’adresse, plus ou moins de bonheur, ils échappèrent à cette contrée périlleuse et redescendirent vers la plaine lunaire.